Les mots

Aujourd’hui, tu as choisi les mots.

 

Tu as toujours vécu dans deux mondes à la fois. Celui d’en-bas où tu ne trouvais pas bien ta place. Et l’autre, irrisé, fluide, changeant au gré des vents... Celui où tu t’insérais si facilement, le nez en l’air, sautant de nuage en nuage, glissant d’un rêve à l’autre, cueillant au passage un parfum de fleur, un chant d’oiseau, le reflet nacré d’une bulle de savon...

 

« merci, pardon, s’il te plait, au revoir », étaient les mots-clé du monde d’en bas, les mots à savoir par cœur pour exister parmi les autres. Mais les autres, ces autres-là en tout cas, ils n’avaient pas accès à ton imaginaire. Là, tu étais en paix, le nez en l’air, là où personne ne te disait ce que tu avais à faire. Là, personne ne venait te rappeler les règles du jeu du monde d’en bas où décidément, tes pieds ne se posaient pas.

 

Au fil des années pourtant, il t’a bien fallu atterrir. En grandissant, ton corps a pris du poids... Les pieds d’un côté, les rêves de l’autre, la terre t’a attirée à elle et tu t’es mise à explorer le monde d’en bas. Tu avais le choix des véhicules, tu en as utilisé plusieurs : tu as chanté et tu chantes encore, tu as dansé et tu danses encore, tu as ris, tu as pleuré et tu ris encore.

 

Et aujourd’hui tu as choisis les mots, les mots pulsant au bout de ton stylo pour ancrer et peindre ici-bas les couleurs chatoyantes du monde d’en-haut...

L’image compagne

Il y a toujours une Image Compagne au creux de mon imaginaire.

 

Autrefois elle s’élançait avec vigueur à travers les orages pour des chevauchées fougueuses et des traversées audacieuses. Elle était libre, elle était moi !

 

L’Image Compagne au fil des ans s’était éclipsée. Sans doute y avait-il déjà assez de tumulte dans ma vie sans qu’elle n’ait besoin d’en inventer d’autres !

 

Mais il y a peu, elle a réapparu sur le devant de ma scène intérieure. Comme moi elle a vieilli. Et je l’ai même vieillie davantage, en lui ajoutant beaucoup de rides et de cheveux gris. Cela me plait bien de m’adresser à elle. Elle était mon double aventureux, elle est désormais ma confidente sereine.

 

Oui, cela me plait beaucoup de parler ainsi à mon Image Compagne, vieille femme sage en moi, d’imaginer qu’elle a même déjà traversé et réglé toutes les expériences qui jalonnent encore mon parcours. Elle m’apaise, en me confirmant que oui, j’ai bien agi...

 

Elle sait... Elle sait déjà, elle...

Aigle

Un jour, aigle, j'ai été.

 

Ce jour-là, je venais de terminer un livre qui parlait de chamanisme, et je m'interrogeais sur mon animal totem.

 

La nuit suivante, j'ai rêvé de l'aigle.

 

J'étais aigle en vol. Très haut, au-dessus de la terre, les ailes étendues dans le vent... j'avais la vision de l'aigle et mon regard portait loin, loin … et sous mes ailes, je scrutais le sol verdoyant d'une vallée sauvage, je distinguais le détail de la végétation ; le moindre brin d'herbe, la moindre feuille frissonnant dans un souffle d'air, je les apercevais avec précision. Le vent filant autour de mon bec et s'infiltrant dans mes narines, je m'en rappelle encore. Et même aujourd'hui, comme incrustée dans ma chair, j'ai encore la sensation du vol : le vent qui me soutient sous les larges ailes déployées... et d'un minuscule froncement de mes muscles, je joue sur la racine de chaque plume pour l'orienter ou l'incliner... Rien qu'en y pensant, je les ressens encore... chacune de mes plumes, bien alignées et pivotant pour faire corps avec le vent...

Tango

Cinq ou six musiciens en demi-cercle sur la petite scène,

L’accordéoniste côté cour, côté jardin le violoniste…

L’accordéon laisse filer un accord poignant jusqu’à son dernier souffle…

A l’autre bout de la scène, le violon se fond pianissimo dans le son qui expire,

Se coule dans la note aigüe et ravive la mélodie

Comme un oiseau planant, ailes grandes ouvertes dans le vent qui le soulève…

Papier vergé

Papier vergé

Grande feuille blanche, lisse, immaculée

Juste devant moi posée.

 

Papier vergé, blanc et lisse

Puisse mon mental

Suivant ton modèle

Devenir ton égal

 

Et dans ton immense espace

Magnifique et lisse

Les mots librement émergeront, précieux,

Poseront sur ta trame leur délicate calligraphie

Et dessineront en filigrane

Un nouveau monde sous mes yeux

Haïku    

Clocher dressé       

Tu piques le ciel       

De ton coq perché       

     Haïku

        Equinoxe d’automne

        Dans la clarté matinale

        Quelques feuilles frissonnent


Elégie

Ta lettre sur le drap

La lettre qu’hier j’écrivis pour toi

Hier je demandais à ta sœur de tes nouvelles au téléphone

Et elle d’une voix serrée : « les nouvelles ne sont pas bonnes

Il est dans le coma, on ne le réveillera pas »

Alors j’écrivis pour toi la lettre sur le drap

En puisant mot à mot au profond de mon cœur

 

Ta lettre sur le drap, elle ne partira pas

Mais cette nuit j’ai murmuré pour toi

Ces mots dans ma profondeur

Qu’ils traversent l’espace !

Et avant que tu ne passes

Qu’ils se posent un à un au profond de ton cœur

Première petite histoire de grandes pluies

 

Le grand maître de yoga

Il y a quelques temps, en Inde, vivait un grand maître de yoga qui communiquait avec Dieu, et savait sans l’ombre d’un doute qu’en cas de danger, Dieu lui porterait secours.

 

Une inondation menaça son village. Ses voisins, sans tarder, attelèrent leur bœuf à la charrette où ils entassèrent leurs quelques affaires. Ils proposèrent au grand maître de yoga de prendre place sur le chariot et de partir avec eux. Celui-ci les remercia humblement et dit : « Je n’ai pas d’inquiétude, Dieu me sauvera ».

 

L’eau commença à envahir les rues. La municipalité organisa l’évacuation des villageois avec le bus municipal. Il affichait déjà « complet », mais avant de quitter le village, il s’arrêta à la porte du grand maître de yoga. Celui-ci s’inclina humblement pour remercier et dit : « Je n’ai pas d’inquiétude, Dieu me sauvera ».

 

L’eau continuait à monter. On ne pouvait plus circuler qu’en barque. Celle des pompiers passa devant la modeste demeure du grand maître de yoga et ils insistèrent pour le faire monter à bord. Celui-ci demeura humblement imperturbable et dit : « Je n’ai pas d’inquiétude, Dieu me sauvera ».

 

L’eau progressait toujours. Le grand maître de yoga se réfugia sur le toit de sa cabane et poursuivit sa méditation. L’hélicoptère des forces nationales d’aide aux victimes fit descendre vers lui une échelle de corde et un secouriste. Et lui, stoïque dans son humilité, déclara avec conviction : « Je n’ai pas d’inquiétude, Dieu me sauvera ».

 

L’eau monta tant et si bien qu’elle finit par engloutir le grand maître de yoga pétrifié sur le toit de sa cabane dans la position du lotus. Evidemment, malgré les grands pouvoirs qu’il avait accumulés tout au long de sa pratique, il mourut noyé. Il arriva au paradis des grands maîtres de yoga, un peu étonné quand même que Dieu ne l’ait pas sauvé... Il s’inclina humblement et dit : « O Dieu des Dieux, Toi que j’ai honoré dès le commencement de mon ascèse, je m'interroge confusément sur ma présence ici : ne m’avais-Tu pas promis de me porter secours en cas de danger ? »

 

Dieu le regarda, le sourire figé dans son impavide sérénité, et dit : « O grand maître de yoga, tu es mon disciple dévoué et Je rends hommage à ton inébranlable confiance et à ton zèle indéfectible. Tu dis que Je ne t’ai pas porté secours. Cependant, J’ai envoyé vers toi le char à bœuf des voisins, le bus municipal, la barque des pompiers et l’hélicoptère national. Alors vraiment Je ne sais pas ce que tu attendais de Moi...»

Deuxième petite histoire de grandes pluies

 

La petite cabane

La cabane sur une butte à flanc de coteau.

Elle n’a pas les pieds dans l’eau, mais la pluie qui tombe encore et encore

grossit les sources qui dévalent les pentes alentour.

 

Depuis bientôt dix jours la pluie n’a pas cessé

Au flanc de la colline les sources ont débordé

Au pied de la colline la rivière a gonflé

Au bord de la rivière les prés ont disparus, submergés

 

A flanc de coteau, seule une butte émerge encore

Avec sa cabane, son érable sycomore

Et son vieux sage grave qui contemple, au dehors,

L’eau qui sans arrêt clapote sur les bords.

 

Et c’est ainsi que le déluge a commencé.

 

En quelques jours les rivières n’avaient plus de rives.

Les plus fous s’enfuyaient à la nage

Les plus épouvantés s’agrippaient aux branchages

Les plus courageux bricolaient un radeau

Les plus imprévoyants imploraient les nuages

Les plus enragés invectivaient les cieux.

 

Les eaux montaient toujours.

 

Alors il n’y eut plus qu’une île émergeant des flots

Une île et sa cabane et son érable sycomore

et son vieux sage grave qui contemplait dehors

 

Et quand le flot finit par clapoter au seuil de son logis,

Il ouvrit la porte, Il prit son baluchon, son parapluie,

Et sans se retourner, Il avança droit devant lui

Marchant léger

Sur l’eau qui soutenait ses pieds.